L’angle insolite d’un tram
Grand angle sur les photographies de Joëlle Colomar
par Christophe Corp
L’angle de vue par lequel la photographe Joelle Colomar
aborde le réel est toujours un angle insolite, fait de
coïncidences, coïncidences de matières que le réel associe sans
prévenir, pour la plus poétique des alchimies visuelles : c’est
ainsi que, par exemple dans la photographie Poisson-accordéon,
les soufflets reliant un wagon de tramway à un autre, joue de
leurs creux avec les pleins lisses de la surface du poisson
revêtu de pierreries par Christian Lacroix (ligne 3).
Le noir
vivifiant des césures y renforce de sa non-couleur la grande
symphonie chromatique, l’oeil photographique de l’artiste
faisant sienne la grande leçon de Kandinsky sur les effets
visuels du noir sur les autres couleurs. La chanson que fait
jouer cet accordéon au poisson est celle de la partition de
l’insolite urbain saisi à la source d’un regard.
L’insolite y prend goût, dans les réalisations de Joëlle
Colomar, comme dans cet instantané de machine Nez à nez,
dans lequel les trams de la ligne 3, de leurs beaux museaux
endimanchés esquissent pour un instant des épousailles
urbaines. L’insolite y est affaire d’angle : tramway réduit à sa
plume en en haut, celle dessinée par Christian Lacroix et
isolée dans De plume et de tram, tramway aux Fleurs sous haute
surveillance, tramways vus du ciel dans Abstrac’tram…, autant
de créations photographiques pour redécouvrir « le tramway
de Montpeul », le voir autrement. Ce regard neuf nous fait
plus que jamais prendre conscience que l’art commence avec
le rêve qui peuple notre quotidien et que l’artiste débusque au
gré d’une alchimie visuelle.
Fuyant pour ainsi l’humain – comme si, à l’instar de l’art
musulman, le visage humain ne devait être figuré c’est-à-dire
photographié – l’art de Joëlle Colomar traque l’abstrait à
l’oeuvre dans le réel : trois tramways saisis de haut, depuis un
balcon préalablement repéré, composent une toile abstraite
dont les couleurs sillonnent de leur énergie visuelle en
diagonale l’oeuvre Abstrac’tram. L’impossibilité de photographier
le visage humain sans obligation d’autorisation de la
part de la personne prise en photo, du fait de la législation en
matière d’image, constitue une sorte d’interdit qu’intègre le
regard de Joëlle Colomar, un interdit qui l’oblige à sublimer,
autrement dit, à partir sur d’autres chemins, ceux de l’insolite,
du poétique et de l’alchimie de l’urbain. C’est ainsi que
l’humain dans ce monde photographié, s’y aperçoit plus qu’il
ne s’y voit précisément ; cette contrainte y façonne un art du
suggéré et de l’aperçu ou très souvent de l’entr’aperçu,
comme dans les photographies A bras raccourcis ou Au miroir
du tram, séquences d’humain cultivant l’art du métonymique,
dans lequel un détail vaut aisément pour un tout, comme ce
bras agrippé à une barre et dont l’expression de la main se
peuple de toutes les significations du possible. L’abstrait à
l’oeuvre dans le réel est débusqué dans Intersection : à la
croisée des rails et au gré du pavement naît une géométrie
avide de tranchant et de perfection, cependant qu’une ombre
inquiétante laisse planer le mystère d’un inexplicable sur ce
monde presque parfait.
Au gré de l’insolite et de l’abstrait, la quête s’attache aux
transparences : traces floues de saleté, floutant les vitres du
tram dans Profondeurs de la transparence et ce faisant créant une
impression de vitesse, rame translucide de la ligne dorée,
ouvrant ses portes sur les soufflets de l’accordéon-poisson de
la ligne 3, dans Dorures pour un vert-amande, labyrinthes
visuels inextricables de reflets comme ceux de la
photographie Peyrou, fils du Soleil, sorte de strates empilés du
millefeuilles à voir.
L’inquiétude du réel sans cesse à l’oeuvre des
surgissements ou jaillissements d’insolite, en adéquation avec
la quête inquiète de l’artiste à l’affût, ne s’attache pas
seulement au miroitement transparent de l’instant tram, elle
s’attache aussi à cette poésie de la décalcomanie auquel se
prête admirablement le mobilier urbain : feston de fioritures
se décalquant sur le paysage urbain de l’avenue de Lodève et
son mur en pierre, dans Décalc’ô tram, art de l’impression
d’arabesques dans Baroque sur-impression ou encore dans
Porteurs d’image sainte, photographie dans laquelle deux
hommes vus de dos, assis sur le banc d’un arrêt de la ligne 4
derrière la vitre, semblent comme saisis dans l’attitude
harassée de deux costaleros, ces fameux porteurs de chars de la
Semaine Sainte, étrangement surmonté d’une décalcomanie
baroque d’arabesques, esquissant le visage d’un presque
Christ. L’étrange habite la quête insolite de la photographe car
il habite le réel pour qui voit ce que d’autres ont cru voir :
c’est ainsi que l’ombre est l’une des proies privilégiées de ce
regard, elle est également le premier artiste urbain de
l’étrange, voire du surnaturel : le tram y est soudain en laisse
grâce à elle dans Pour mes beaux yeux et une ombre attachée, il
devient aussi –chose rare et merveilleusement étrange, le
support visuel du jeu de l’hirondelle blanche et de l’ombre
d’un angelot qui curieusement s’y projette et fait corps avec
l’oiseau, qui serait l’âme yang de l’oiseau yin, sur la robe
mariale d’un tram bleu, égaré au milieu de tant de poésie.
Sur le chemin des ombres et des transparences, la
photographe ne se contente pas seulement de capter la magie
de la robe à poulpe d’un tram à paillettes ou pierreries,
recadrée et par là même restituée dans toute l’écume
chromatique de son jaillissement dans Vingt mille lieues sous le
tram, elle magnifie le réel de l’instant tram qui, sous son
regard, se fait aussi, lui-même, artiste peintre : ici, le soleil
dessine sur le trottoir au pochoir d’un banc, une irrésistible
Dentelle de tram, façon petit baroque ou rococo d’ombre ;
ailleurs, l’hirondelle des transparences sur le sol des fantaisies
urbaines soudain égarée, dans Une hirondelle fait l’automne, n’y
fait plus le printemps mais y fait soudain l’automne sur son
nid de feuilles sèches servant de profondeur au vide
translucide laissé par la vitre ; ailleurs encore, sur la vitre d’un
arrêt de la ligne 1, les transparences dessinent un extravagant
paysage de fier soleil dans la photographie Entre ciel et tram,
sorte de sortilège ou de rébus visuel où il devient très difficile
de discerner le reflet du non-reflet.
Fidèle au devenir de l’instant et attachée à l’art magique du
réel lui-même piégé dans le réduit d’une chambre noire, Joëlle
Colomar, artiste de l’insolite, de l’étrange voire du surnaturel,
a toujours à coeur de ne jamais retoucher ses clichés : seul
parle dans cet art le respect scrupuleux de la magie du réel à
l’oeuvre dans notre quotidien, alchimie visuelle saisie dans le
prisme d’un regard.
Square Planchon, face à la Gare Saint-Roch, un soir de trams, 13 septembre 2012.