Julien Guill de Maïakovski
ou le cri de l’homme peau rouge
par Christophe Corp
La peau de Maïakovski est rouge, rouge de cet incendie d’âme qu’au tréfond de soi le jeune acteur Julien Guill a su arracher au cœur poétique de ce Nuage en pantalon écrit par le poète russe Maïakovski en 1916 et comme qui dirait en 2016, comme si ce recueil n’était pas encore écrit, tant le verbe prophétique qui y prend corps est un présent du futur à écrire.
De son trépas d’âme le poète russe fait une sorte de morceau de chair sanglant, comme il est écrit dans le prologue à cette œuvre admirable, qui tranche immédiatement dans le vif de la poésie : « Votre pensée rêvant dans votre cerveau ramolli, comme un laquais repu se vautre au gras du lit, je la taquinerai sur un morceau de cœur sanglant… » Du cœur ensanglanté tout le long de ce Chemin de Croix des Temps Modernes, c’est à cela que nous a invité le comédien Julien Guill, debout sur son tabouret d’âme à vif, qui exulte comme on exsude et transpire le sang, en ce Jardin du Presbytère de Grabels pour la cinquième édition du Festival de La Deltheillerie en fête, le 1er juin 2013, auquel la Revue Souffles a pris part. Prologue scénique au Prologue, comme un avant le cri, le comédien prend le rouge à pleine paume et s’en peinturlure le visage en guise de masque tragique de peau rouge ; puis, au beau milieu du silence vespéral, la parole fut, émanant du souffle et du cri, se faisant un passage au milieu de la grande déchirure du thorax époumoné d’un dire sans fard ni limite, hormis celle du beau. « Dans mon âme je n’ai pas un seul cheveu blanc, ni la douceur des vieilles gens ! A mon puissant verbe, le monde est tremblant, je vais – superbe avec mes vingt-deux ans. »
Le Nuage en pantalon, texte écrit à l’âge de vingt-deux ans, est le lieu dramatique d’un agôn, ce combat intérieur qui prévaut à l’agonie, l’agôn d’un crucifié : le moi y est d’abord crucifié par l’attente infructueuse de la bien-aimée : « J’attends encore, dans un bain de pluie, mon visage dans son visage picoré. J’attends encore éclaboussé par le tonnerre du flux urbain » ; le moi s’y crucifie en se livrant à une foule aimant le pain et le cirque biblique : « Et lorsque annonçant par la révolte son arrivée, vous sortirez vers le sauveur – j’arracherai mon cœur, le foulerai pour bien l’étendre – et vous le donnerai en sanglant étendard ». La voix poétique s’y adonne à l’immolation de soi sous l’art de la persona, ce masque qui fait le personnage, lui donne une matérialité scénique dans le texte, ce que ce spectacle théâtral a remarquablement bien perçu et mis en scène.
Une poésie à cœur, à cors et à cris « Le cri debout dans le gosier s’élance » ; une poésie pleine de crocs aussi et qui fait un bel accroc à la prétendue façon de faire des vers : « Autrefois je pensais qu’ainsi sont faits les livres : le poète s’avançait entr’ouvrait les lèvres et le sot inspiré aussitôt de chanter – vous permettez ! – Mais en réalité – avant de commencer sa chanson, on fait un long chemin, couvrant ses pieds de cors et tout bas se débat dans la boue du cœur le stupide poisson de l’imagination ». Il est de ces cris qui dans le corps de ce texte vous déchire plusieurs jours comme celui que dans sa solitude le moi du poète incarné puissamment par Julien Guill
« colossal, arc-boutant » sur le tabouret à humbles, adresse à sa mère : « Allô ! Qui est à l’appareil ? Maman ? Maman ! Votre fils est joliment malade. Maman ! Un incendie lui dévore le cœur. » Une autre plaie est celle ouverte par l’amour, celui adressé à Maria que la mise en scène mue en Marie, plus aigu et plus soluble dans l’air français de l’incendie : « Fais-moi entrer Marie ! Mes doigts crispés écrasent la gorge de fer de ta sonnette ! Marie ! Les rues de bêtes sont hantées. Les doigts de la foule au cou m’écorchent la peau. Ouvre ! Je souffre ! Tu vois – on a planté dans mes yeux des épingles à chapeau. (…) Marie ! J’ai peur d’oublier ton nom, comme le poète a peur d’oublier quelque mot enfanté dans les nuits de douleurs, mot égal à Dieu en grandeur. »
Dans le trajet de ce plus-que-rouge, jailli comme une substance d’aurore rebelle de l’alchimie des contraires, souffle le vent des grandes révoltes et des grands soirs, lorsque le poète tels ces hommes « grêlés par la suie » s’en prend au temps grand équarisseur d’hommes : « Minuit, accourant, un couteau à la main a rattrapé et égorgé la douzième heure, Dehors ! La douzième heure est tombée, comme du billot la tête d’un condamné ». La révolution a sonné dans ce texte-météorite-rouge d’avant la révolution russe ; une horde de cris y préfigure la fin d’une poésie, y en inaugure une autre, la poésie moderne. Le rouge peuple à foison cette parole admirablement porté au rouge vif du verbe par Julien Guill : le théâtre semble y émaner comme la poésie de trois fois rien : un tabouret, de la peinture rouge et une radio moderne ironiquement nord-américaine ; trois fois rien pour que jaillisse le verbe incarné du souffle épris d’une parole poétique ; trois fois rien d’où naît le théâtre authentique et pur comme une flamme « Dans la nef de mon cœur s’est enflammé le chœur » ; trois fois rien provenant de l’art de grimper et jucher son corps au plus du sublime et d’un art, sur un tabouret, tel ce corps incarnant la vision paradoxale qui fonde la poésie, la vraie.
Le nuage en pantalon interprété par Julien Guill
« La Deltheillerie en fête », Grabels, 1er juin 2013.