La Passion selon Sérapion
par Christophe Corp
Toute l’âme résumée Quand lente nous l’expirons… Stéphane Mallarmé.
A Catherine Frot, comme lorsque dans une salle de musée tous les tableaux vous regardent…
Nul ne sait où quand ni comment, mais la grâce frappe, oui vraiment, comme dans un tableau de Zurbarán.
Le jeune Sérapion, jeune martyr que l’on a paraît-il démembré, décapité, éviscéré, comme par une trinité barbare du supplice, s’est invité au Musée Fabre, pendant toute la durée de l’exposition Caravage « Corps et ombres ».
La Passion façon Sérapion est une Passion in absentia : seul face à la tradition, le sévillan d’adoption Zurbarán y aborde le passage obligé de la tradition biblique en faisant halte au Golgotha de la Modernité. Une Passion in absentia comme Stéphane Mallarmé peut rêver de métaphore in absentia. La Passion y est dans cette toile, qui semble immense, la grande absente du bouquet évangélique ; c’est en cela que l’instant est moderne. Harassé des supplices du morbide de la peinture de martyrs, le regard du spectateur s’y dévêt de la grande machinerie de la mise en Cène des suppliciés : point de croix, point de clou sanglant, point de stigmate orchestré par la rhétorique de la main. La Passion y est soudain affaire de légèreté comme une gravité que l’on allège et dépouillerait de ses vieux artifices déchus. La presque chute de Sérapion y est une chute hors du temps, dans l’art moderne et nu. Mu par la grâce d’un instant sévillan hors du temps, en habit de lumière, Sérapion se tient sur la crête d’aurore de la Modernité.
Le jeune Saint y pratique l’art de la suggestion défini par Stéphane Mallarmé : « nommer un objet, c’est supprimer trois quarts de la puissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve ». Dans ce chef-d’oeuvre de Zurbarán, l’absence y dit plus que la présence, l’absence y est plus-que-présence, y est quintessence ou grâce. Le chemin de la grâce picturale de Zurbarán crée une esthétique in absentia de la Passion : l’entrebâillement de l’habit de Sérapion esquisse l’éviscération, le mouvement de tête un début de chute après la décapitation à venir, la non représentation des pieds le démembrement. Sérapion jette la Passion hors du temps, dans les couloirs d’un futur pictural, le saint a fait don d’une partie de ses membres absents à la peinture moderne. L’absence y fait don d’une présence, léguée hors du tableau aux modernes, sous les cieux de tous les possibles.
Un vent léger de grâce a entr’ouvert l’habit du jeune saint, entr’ouvrant ce faisant un chemin de modernité à jamais, comme pour dire que le non-dit en dit plus que le dit. L’universelle présence moderne de ce jeune, qui touche audelà de sa condition de saint et a perdu à jamais son étiquette de sainteté (son âme ayant déjà migré vers nous, ses frères humains, et peut-être déjà vers celle de ce jeune milicien de Xavier Bueno, Le combattant espagnol, oeuvre du Musée de Castres), son universelle présence tient pour beaucoup à l’universel visage des humbles qui est le sien, un hic et nunc de visage sali par la presque mort, qui vient tout droit vers nous sans les artifices de la foi, avec son hirsute présence chevelure de paysan, comme une foi d’âme qui hanterait l’humain sans croix mais avec elle.
La grande absente mémorable de cette toile, c’est la Croix. D’autres, en pareil martyre, se seraient sentis obligés par Elle, se seraient complu en Elle. Zurbarán la nie pour mieux la rendre présente, en une présence-absence qui utilise les bords du tableau, son cadre réel extérieur à la toile, comme support invisible de clous absents, qu’il faut imaginer et supposer hors-champ visuel – dans le non-peint – et soutenant les liens, les liens du Saint faits d’humble corde. Somme toute : une Croix abscondita et une presque nonchalance de mains comme un pied-de-nez subtil à tant de rhétorique de la main dans la peinture de martyrs, une nonchalance qui esquisse un mouvement de Croix. Cette nonchalance de Croix absente tient lieu, à l’insu en partie de son créateur génial, de futur pictural pour des générations de peintres à venir.
Le vrai Golgotha, la vraie montagne, ici, dans cette toile, n’est plus affaire de vanité avec crâne (souvent là pour signifier l’étymologie du mot Golgotha, tel que cela apparaît dans certains supplices de Saints) car la vraie montagne sainte ici c’est l’habit ; il concentre les trois-quarts des égards du peintre, excentrant et comme reléguant hors-champ, les artifices de la Passion et ses instruments, ostensiblement mis en Cène ailleurs dans la peinture baroque. Le drapé est sa montagne, son Golgotha, sa montagne captant tous les égards de la lumière et son pinceau, sa montagne édifiée de plis et de replis, montagne qui menace toujours de nous tomber dans les bras lorsqu’on approche au plus près la toile.
Après cette toile de Zurbarán – vivifiant chef d’oeuvre du peint autant que du non-peint – on a envie de crier à toute la peinture de martyrs « Et tout le reste est littérature ! » tant le génie pictural y brille haut, comme les plumes de grâce que l’on entend crisser dans le silence, fin frôlement du sublime.
Et cet infime carton sur le côté ? Quelque chose d’un clairobscur sur papier, destiné à Merisi Caravage ?
Quelque chose sans doute d’une ironie ou d’un sourire dont on n’a jamais fini de percer le sens.
Montpellier, Musée Fabre, jeudi 4 octobre 2012, 19h
. …Aura d’une âme prise au grand angle…